La Gazette Mag

Comme Dieu voudra *

Fatima

Baie de Dzaoudzi sur la Petite-Terre de Mayotte, vers 3h30 un grand matin en ce début de troisième millénaire du calendrier chrétien, début du 15ème siècle de l’Hégire.

Les alizés du sud dominent cette saison d’hiver austral, le blanc des étoiles couvre en partie le noir profond du ciel tropical, la danse des câbles d’acier sur les mâtures finit de rythmer ce tableau surréaliste digne d’une BD de Corto Maltèse qui n’existe pas. Son héros à casquette n’ayant jamais mis les pieds du côté des îles comoriennes.

Fatima est de ce convoi humain fait de compatriotes de l’archipel des îles de la Lune.

Sont avec elle, au creux du frêle esquif, deux enfants en bas âge et leur tante qui viennent retrouver de la famille tout aussi clandestine qu’eux, ainsi que six habitués, aux muscles noircis et séchés par les travaux des champs. Expulsés de Mayotte voici quelques jours, rattrapés au terme d’une course désespérée en plein marché de Mamoudzou par des groupes de policiers devenus fous. Ils retournent dans cette île d’accueil forcé pour y finir leurs affaires. L’un d’entre eux n’a pas eu à courir pour se faire rattraper puisque la police est venue le chercher dans son banga* alors qu’il était en plein sommeil ; dénoncé sur sa clandestinité par son « patron » alors qu’il devenait trop insistant sur sa paye en retard.

Omar revient à Mayotte pour se venger.

Enfin, le pilote et son matelot, patibulaires comme il se doit. Ils sont à la solde d’un caïd d’Anjouan, un Hadj plus précisément, qui profite de l’aura que lui confère ce statut sacré pour faire commerce de chair humaine.
Connu et reconnu par tous, depuis le désœuvré de la médina qui reçoit son aumône chaque vendredi jusqu’aux responsables politiques qui perçoivent leur aumône à chaque élection. Et gare à l’insolent qui oserait s’attaquer à cet armateur improvisé pour sa responsabilité dans le naufrage d’un esquif surchargé et dépourvu de tout instrument de navigation. Il s’entendra répondre, d’une même voix collective que « c’est Dieu qui l’a voulu ainsi ».

All’amdou’llah !

La famille de Fatima est installée à M’Tsapéré sur les hauteurs de la Grande-Terre de Mayotte. Ce sont les feux lointains de cette île qui ont guidé le voyage en Kwassa-Kwassa depuis le milieu de la nuit, alors qu’ils étaient en plein Canal de Mozambique. Fatima n’était pas rassurée sur ce rafiot de sept mètres balloté sur ce bras de mer qui sépare Mayotte de son île chérie, Anjouan. L’île belle et rebelle qui a voulu naguère faire sécession du reste de l’archipel. Une brève sécession, de quelques années, mais dont l’embargo qui l’a accompagnée aura suffi à ruiner cette terre riche, naguère grenier de tout l’archipel et escale recherchée sur la route des Indes.

De là ils sont partis la veille, en fin de soirée, payant tous leur ticket en euros longuement économisés par les seuls moyens possibles d’obtenir des devises sur l’île autonome : par le travail chez de rares expatriés ou par la rapine et la prostitution auprès des notables locaux et les rares touristes de passage.

Mais pas de cela pour Fatima, la dernière-née de la famille Saïd Omar El Chanrif issue d’une noble lignée : celle des Chiraziens arrivés sur l’île voici quatre siècles, soit juste avant les Européens. Grands commerçants, ses pères et grands-pères successifs ont toujours entretenu des liens étroits avec leur région d’origine.

Aujourd’hui encore, ils continuent de recevoir étoffes et quincailleries après chaque pèlerinage à La Mecque. Il y a en effet toujours un cousin ou un frère sponsorisé par la famille pour partir là-bas y rehausser son statut social et religieux tout en « faisant des affaires ».

Aussi les devises ont été plus faciles à trouver pour Fatima, auprès d’un père complice, décidé enfin à abdiquer aux desiderata de sa fille chérie qui crie depuis l’adolescence son désir de liberté et d’aventure. Le vieux Saïd Omar sait que même sans son aide Fatima serait partie quand même en se débrouillant pour trouver les moyens nécessaires ; aussi plutôt que d’éviter la honte de quelque dérive, il préférait financer son exil pour Mayotte.

Pourtant cette nuit-là, entre les immensités noires de la mer et du ciel, Fatima avait douté. Du haut de ses vingt ans, il était temps de décider de son avenir. Pas question pour elle de rester pour finir dans les bras d’Ibrahim ou de Firoz, dignes prétendants à sa main avec l’assentiment de la famille qui trouvait là une dot intéressante en même temps qu’une place respectable à la Belle. Mais pour Fatima, le « placement » était synonyme d’un emprisonnement dans la médina aux portes séculaires patinées par les ans.

Elle prenait conscience avec ces premiers dangers, qui étaient autant de gifles données par les embruns salés, du sens du mot «liberté» qu’elle avait tant souhaitée. Sous le kwassa-kwassa qui la supportait, des kilomètres d’eau noire étaient habités de djinns* dont on raconte les pires histoires.

Sans tomber dans le fantastique, elle savait que de nombreux migrants avaient péri dans ces flots hostiles, naturellement dévorés par les grands requins qui croisent sans cesse entre les deux îles. Elle s’accrochait à l’immensité étoilée qui proposait autant de repères scintillants, au même titre que cet halo de lumière qui brillait sur l’horizon au sud-est pour indiquer l’île française de Mayotte.

Elle y était enfin sur ce bout de France, à Dzaoudzi précisément, l’ancienne capitale de l’archipel. Le chef-lieu offrait un charme désuet avec ses villas coloniales perchées sur son rocher dominant. Au pied de ce grand rocher, elle pouvait observer tout un ensemble hétéroclite d’esquifs aussi représentatifs que les habitants de cette île aux contrastes. Pirogues de bois se mêlaient aux vedettes rapides et catamarans de croisière. Dominant de leur masse de fer cette armada de plaisance : des cuirassés de guerre gris comme la brume et imposants comme la France.

Drôle d’idée d’arriver par là, mais elle avait vite compris dès le départ qu’on ne discute pas avec le pilote du bateau et son aide, armés de surcroît.

Ces maîtres incontestés le temps de la traversée, ne souffrent d’aucune contrariété ; on raconte même du côté du port de Domoni d’où ils sont tous partis la veille, que ces pirates n’hésitent pas à mettre à l’eau les enfants en bas âge qui risquent d’attirer l’attention des garde-côtes par leurs cris.

Plus c’est gros et mieux ça passe ! Un credo bien connu des voyous. En effet, qui se doutait avec ces premières lueurs de l’aube que cette barque de plastique artisanale, fabriquée à partir des plans de barques japonaises normalisées, assurait sa rotation aussi régulière qu’interdite et venait y déverser son lot de déshérités à la recherche de l’Eldorado ?

En tous cas, Eldorado ou pas, Fatima posait enfin le pied en terre mahoraise, à l’abri des regards, dans une petite crique qui jouxte le port, et ironie du sort pile sous la résidence du préfet.

Quelques mètres de rochers à franchir, sacs au dos pour les uns et valises pour les autres, avant d’atteindre quais cimentés et routes goudronnées.

Fatima craint d’emblée d’être repérée et se détache alors du groupe qui s’éloigne vers le quai du sud, là d’où part la fameuse barge qui relie les deux îles en cette saison.

Elle part dans l’autre sens, vers le quai Chouffali, désaffecté en cette saison par les rotations des navires mais c’est de là que, du large, elle distinguait déjà les lumières de la vie et les bruits de la fête.

En effet, chaque arrivée de navires de guerre voit son lot d’abus et de réjouissances : les matelots qui débarquent à Dzaoudzi ne passent pas inaperçus. Les bars s’emplissent, la bière coule à flot et les bagarres éclatent. Devant le Ninjha, haut-lieu de la fête mahoraise, certaines filles ont leur ticket permanent : le plus souvent étrangères en situation irrégulière qui bénéficient d’une protection discrète.

Toutes et tous fréquentent le même lieu. Sur la Petite-Terre, c’est la seule boîte ouverte tous les soirs. Toutes et tous : gendarmes et voleurs qui guerroient le jour au premier coup de sifflet et trinquent ensemble le soir venu.

Cette faune nocturne est d’ailleurs le reflet le plus fidèle, comme réfléchi par le glacis de l’eau sombre du port, de la faune marine qui évolue à quelques mètres : passeurs, contrebandiers et braconniers dont les esquifs de bois frottent les coques d’acier au gré du clapotis marin.

L’écart est si grand entre une France cartésienne aux moyens disproportionnés et une île si petite au lagon si vaste que les multiples passes du lagon sont autant de trous de passoires ! Le tout bercé par les chants d’Allah qui voit tout ou qui ne voit rien suivant de quel côté l’on se trouve…

Allah justement, qui se manifeste enfin aux premières lueurs de l’aube. Du côté du village de Labattoir, de l’autre côté de la baie, Fatima écoute le chant rassurant du muezzin qui appelle les fidèles pour cette première récitation du jour.

Assise sur le banc de béton qui jouxte la discothèque, elle prend conscience qu’elle n’est pas si loin de chez elle. Soixante kilomètres d’océan ne pouvaient pas tout changer radicalement. Mayotte est certes Française depuis longtemps, mais elle est aussi comorienne d’esprit et de culture. Elle en tient pour preuve les hommes en djellabas et coiffés de kéfias qui s’avancent d’un même pas vers les barques de pêche, et surtout les femmes aux salouvas orange et jaune à la mode anjouanaise. Celles-ci à coup sûr sont de chez elle : « jéjé bweni ? » avance Fatima sur un ton hésitant. Une formule de politesse qui reçoit pour écho : « D’jema » suivi d’un «Al amdou’llah » quasi machinal.

Tout va bien : les salamalecs en vigueur chez elle ont cours ici, en outre elle sait qu’à l’accent de ces femmes et à leur tenue, ce sont des Anjouanaises. Pas du même lignage, c’est sûr, avec leur peau noire et leurs mains calleuses, mais d’Anjouan, l’île où la pauvreté générale contraste avec les rivières d’or qui ornent les cous et les bras des femmes mariées.

Tout comme le lot de jeunes filles qui sortent par petits groupes de la boîte de nuit qui n’en finit pas de cracher de ce trou béant, qui s’enfonce dans les fondations de l’hôtel qui le domine, toute une faune hétéroclite. Mahoraises, Malgaches, Grandes Comoriennes et Anjouanaises, auxquelles se mêlent des Français expatriés, jeunes et vieux, des Mahorais à la recherche d’une aventure, des habitués Indiens et des groupes de marins encore en uniforme pour la plupart.

Ils sortent par dizaines, souvent éméchés. Aux brèves altercations succèdent les embrassades. Puis ils prennent, titubant, la voie des pontons qui les mènent à leurs cuirassés d’aciers.

Pour d’autres, c’est jour de perme, aussi pas question de monter à bord. Les plus chanceux ont « levé » comme il se dit à la chasse : ils roupillent déjà dans les bras d’une belle dans une des chambres de l’hôtel enroché.

Les plus radins ont suivi les filles dans leur banga de tôle ou de béton qui jouxte souvent la maison d’un notable. Là, dans quelques quarts d’heure ils seront réveillés par leur transpiration ruisselante en même temps que les premiers rayons de soleil feront craqueler bruyamment le toit de tôle dans un rythme incessant.

Ceux-là auront une casquette plombée vissée sur le crâne toute la journée.

Les derniers fêtards échouent tout près de Fatima, là où les femmes saluées tout à l’heure font prendre les premiers feux des fataperas*. Au menu de ces restaurants spontanés : café, brochetti, manioc bouilli, frites de fruit à pain.

Fatima n’est pas pressée de prendre la barge pour se rendre sur la Grande terre où l’attend son oncle, prévenu par téléphone la veille.

Ils sont désormais plus de trente à la côtoyer sur les bancs de pierre. Un Mahorais éméché a suivi les militaires, qui eux ont suivi les filles. La bonne humeur de l’instant précédent se transforme en brève altercation.

Ces matins là font partie d’un quotidien fait d’un mélange de bonne humeur et de drame.

Un mélange humain perçu à l’état brut sur les quais de Dzaoudzi. A Mayotte, la frontière entre la plaisanterie et le dramatique est souvent bien mince, et il suffit d’un rien pour lier amitié ou au contraire être entraîné dans une bagarre.

Puis, comme pour marquer la fin de cette tranche de nuit, les marins rient tous d’une même voie à l’encontre de l’ivrogne du matin qui titube en cherchant un taxi dans l’ombre orangée du cuirassé de guerre.

C’est là qu’un des matelots s’adresse à la belle aux yeux d’émeraude : «toi t’étais pas dans la boîte, sinon je t’aurais vue… », avance le jeune au crâne rasé d’une vingtaine d’années comme Fatima qui lui répond « c’est normal, je viens d’arriver… ».

Elle a décidé spontanément de ne pas cacher sa situation de clandestine. Elle sait déjà que c’est le cas d’une grande partie de la population qui vit ici. Dans l’indifférence totale : sont-ils 30, 40 ou 50 % de la population de Mayotte ? Personne ne semble s’en inquiéter même si le nouveau préfet a décidé d’engager quelques opérations coup de poing. Ces dernières se sont traduites, du côté d’Anjouan, par une reprise de l’activité navale, en vue de remplacer les barques saisies, mais aussi par une flambée des prix du passage. N’a-t’elle pas payé 600 euros alors qu’il en fallait la moitié voici trois mois seulement ?

Peu importe pour elle en tous cas, là-bas ou ici c’est le même combat. Si là-bas, la survie est garantie par le confort douillet de la maison de son père, ici c’est un combat pour son avenir qu’elle veut mener. Forte d’un baccalauréat en poche obtenu à Antananarivo l’année dernière, elle vient chercher en terre mahoraise un vrai travail, elle sera ici respectée et écoutée.

Mais ses compatriotes, accrochées aux bras des marins, commencent à lui ouvrir les yeux.

Hadidja est l’une d’entre elles : « si tu commences comme ça, tu vas pas tarder à te faire embarquer par les flics ! »

Fatima réplique : « et toi, tu as des papiers pour faire la fête comme ça ? »

« Personne n’a de papiers ici, seulement il faut savoir jouer. On a dansé avec les contrôleurs des frontières, même avec des gendarmes mobiles, ma copine Marie est partie même avec un de ses mecs. Tu sais, on les voit arriver, repartir, et nous on est toujours là… »

Fatima ne sait que répondre, dans son île l’hypocrisie a pour visage celui des soi-disant notables qui jouent avec les jeunes filles ; là aussi, tous ces « hadjs » sont protégés par leurs statuts d’intouchables. Il y a aussi la lâcheté des familles qui restent insensibles aux mariages forcés.

Mais là, chez les M’zungus* ! Quelle surprise d’apprendre que des formes de corruption puissent exister. Mais c’est vrai aussi qu’elle n’avait que peu d’idée de Mayotte ; la belle Chirazienne à la peau cuivrée ne connaissait la France que par télévision satellite interposée.

Une autre renchérit en créole : d’où çà ou sort’ ou là ? … Rires.

Mais le jeune marin n’a pas quitté Fatima des yeux ; pour lui, l’instinct de prédateur sexuel qui l’avait animé toute la nuit s’était mué en coup de foudre.

Il s’appelait Mouloud et venait de la Capelette à Marseille. C’est ce qu’il racontait à Fatima, alors que le soleil avait aveuglé déjà la plupart des noctambules qui se dispersaient au rythme des barges, toutes les demi-heures, accompagnées des flux réguliers des taxis.

Le jeune Beur racontait la promiscuité des banlieues tout comme la beauté de Marseille, bordée jusqu’en son cœur par de multiples calanques qui sont autant de piscines géantes pour tous ses enfants. Il venait de s’engager depuis trois mois seulement, après le service militaire. Pour lui, la vraie vie commençait.

Fils de Harkis, il était mal à l’aise auprès des multiples communautés arabes qui composaient la cité phocéenne. Et, avec sa « tête d’Arabe » comme il aimait le répéter en rigolant, il était aussi mal perçu par l’autre moitié de Marseille, celle qui part du sud de la Canebière et qui va jusqu’à la route de Cassis. Les quartiers riches et blancs !

Heureusement, il y avait la mer : du port de l’Estaque à celui de la Pointe-Rouge, en passant par toutes les îles, même celles de Cassis, Mouloud connaissait comme sa poche les 40 kilomètres de rivages qui bordent Marseille pour y avoir pêché, plongé ou simplement flâné.

C’est à la mer qu’il avait décidé de donner ses premières années de vraie vie, celles où l’on commence à travailler et se forger un destin. Un choix qui l’avait entraîné vers ce premier métier de soldat au service de la France, comme ses parents.

Curieux couple qui prend corps dans le jaune aveuglant du matin : lui, dont les parents ont combattu pour la France sans pour autant être reconnus comme des Français à part entière. Elle, fille d’un peuple francophone dont une partie essaie de réintégrer le giron tricolore au gré des crises qui secouent régulièrement l’archipel.

L’un et l’autre sont pourtant exclus de cette patrie qu’ils voudraient pour mère : lui, pour cause de peur ancestrale de l’Arabe, elle pour des raisons géopolitiques qui la dépassent.

Leur seul point commun (outre leur appartenance à un islam dont ils ont chacun pris des distances), a pour cadre le vaste océan ; ils savent instinctivement, comme tous les derniers mutins de la liberté, que seule son immensité est porteuse d’espoir.

C’est d’ailleurs vers la plage, lit de l’océan, que se dirigent les deux tourtereaux après un bref rituel commun à tous les peuples de la terre qui se font la cour.

Lui, aidé dans son courage par les dernières émanations alcoolisées, la main sur le cœur lui jurant spontanément que c’est elle qu’il attendait depuis toujours. Qu’il ne sort pas avec n’importe qui et en tient pour preuve le fait de n’être toujours pas accompagné à cette heure tardive (ou matinale), au contraire de ses collègues.

Elle, se moquant de lui par des répliques appropriées, montrant à l’occasion son rang et son niveau d’éducation. Mais Fatima a les yeux trop rieurs pour se moquer méchamment de Mouloud, aux yeux moins rieurs mais tout aussi lumineux que les siens. Mouloud lui plaît et n’est ce pas la liberté qu’elle est venue chercher ici ?

Un petit arrangement avec Baco, le plus vieux taxi de Dzaoudzi, qui en échange de quelques euros, gardera la valise de la Belle dans son coffre jusqu’à midi, l’heure convenu pour venir les récupérer au sommet de la piste qui descend jusqu’aux plages de Moya.

Fatima sait ce qui l’attend du haut de ses 20 ans.

Chez elle, les rituels de mariage liés à la virginité font partie d’un folklore animé par un jeu aussi hypocrite que collectif. Au même titre que le salouva, sensé draper la femme de la tête aux pieds, masque souvent une quasi nudité d’autant plus troublante que l’instinct des hommes la devine spontanément !

Leurs mains se sont accrochées en entrant dans la 205 trafiquée et ne se sont plus quittées. Spontanément, ils jouent le même jeu qui va consister à tenir le plus longtemps possible jusqu’au premier baiser, le meilleur !

Bien entendu, aucun des deux n’a un maillot de bain sous leurs jean’s et Fatima devine quel sera le premier jeu érotique. Un jeu qui a pour cadre une des rares merveilles naturelles encore mal connue dans la région : face à eux, au bas d’un escalier taillé dans la lave ancienne, deux cratères éteints depuis longtemps forment d’immenses baies ouvertes à l’Est par l’effondrement des versants soumis aux assauts de l’océan. Le seul coin des terres encore émergées des îles mahoraises qui jouxtent la barrière corallienne et les grands fonds. A cet endroit, les tortues marines ont choisi de s’y réfugier depuis les temps les plus anciens. Leurs voisins, des colonies de hérons, martins pêcheurs et autres oiseaux paille en queues, sont autant de figurants de ce tableau idyllique rendu plus beau encore par l’absence totale de présence humaine en cette heure de la journée. Les rares amateurs de bronzette et de pique niques n’arriveront que plus tard ici, certains sont les mêmes qui ont dansé la veille avec Mouloud.

Ils viendront ici en famille, ballons, masques-tubas et toutous en laisse sur les coups de midi, juste après avoir dessaoulé !

Juste le temps de connaître 4 ou 5 heures de plaisir intense pour Mouloud et Fatima. Comme si les plages de Moya étaient naturellement disposées par une main divine en une multitude de petites criques entourées de rochers. La juste place pour deux amoureux qui, la tête émergeante des rochers, pourront observer à souhait l’arrivée éventuelle de visiteurs.

Moya, c’est un peu la maison close du Bon Dieu à ciel ouvert, là où la Nature a agencé ce qu’elle avait de mieux simplement pour l’amour et la volupté.

Luxe ultime, le divin gérant a même pensé au frigo dans les chambres : une anfractuosité dans la roche humide gardera au frais les bouteilles de sodas et les viennoiseries achetées tout à l’heure à la hâte sur le quai.

La suite, on la devine : au petit déjeuner dans le sable succède le premier bain du matin. Un bain qui commence avec des sous-vêtements qui finissent rapidement sur les rochers. Les mains de Mouloud, sensées soutenir Fatima qui feint de ne pas savoir nager, glissent dangereusement du ventre aux mollets en passant par toutes les rondeurs naturellement veloutées mais rendues plus fermes par le désir. Aux premières embrassades succèdent toute une série d’apnées où, tour à tour, chacun se surprend à battre des records tout en buvant la tasse. Mouloud feindra jusqu’à la noyade quand Fatima survoltée par la fatigue, la peur et le soleil, se posera sur lui pour un long mouvement rythmé par les vagues de la marée montante.

Coincé entre le corps de la Belle et le lit de sable noir à un demi mètre sous la surface, le jeune militaire n’osait plus bouger par crainte de casser ce rythme sublime. Jusqu’à ce qu’il jaillisse de l’eau à bout de souffle en même temps que Fatima assurait un dernier coup de rein éreintant.

Aux rires et aux plaisirs succédaient des moments de tranquillité pendant lesquels le couple échangeait alors quelques mots à l’ombre des rochers de basalte. Peu à peu, au flot de paroles incessant de la première heure, Mouloud laissait échapper de ses lèvres quelques phrases courtes et harmonieuses.

Comme avant d’annoncer une mauvaise nouvelle.

Dans la fièvre de ce moment de bonheur que Fatima ne voulait pas laisser passer, elle n’avait même pas demandé au marin la durée de son séjour à Mayotte. Elle s’attendait déjà à quelque chose de bref mais pas à ce point :

Des mots que la Belle n’entendait plus trop clairement.

Les mots tombaient comme la chute d’une pièce de théâtre. Une chute qui aurait dû s’accompagner, si la nature était vraiment complice, par soleil tout à coup voilé et l’envol des oiseaux complices du couple.

Le cadre idyllique de Moya perdait subitement de sa magie et Fatima le comparait alors au site du même nom qui se trouve au nord d’Anjouan. Un site fréquenté par sa famille et ses amis le dimanche et qui lui donnait tout à coup conscience de sa situation en même temps qu’un pincement au cœur.

Il était déjà 11 heure, sans remords mais aussi sans joie, ils remontèrent doucement en croisant les premiers pique-niqueurs dominicaux.

Ensemble, ils avaient connu un silence intense dans la moiteur du bassin d’amour. Là ils partageaient un silence qui en disait long. Fatima pensait que Mouloud ne lui avait pas menti, même si d’autres ports et d’autres filles l’attendaient : Mahajunga, Diego, Tamatave puis La Réunion, il allait sûrement lui écrire.

Mais là, partir dans quelques heures, quel salaud quand même !

Mouloud savait qu’il avait menti par omission : même si son coup de foudre était sincère, en déclarant son départ imminent, il aurait perdu théoriquement toutes ces chances de conquête.

Telle est la loi des hommes qui, en bons prédateurs sexuels, agissent d’abord et réfléchissent ensuite.

Fatima restera muette jusqu’au retour à Dzaoudzi.

Jeune mais déjà forte, elle sait désormais que cette première claque doit lui ouvrir les yeux : nul besoin de s’éterniser des années dans la clandestinité avec son lot quotidien de vexations, tortures morales, prostitution et esclavage. Sa condition à Anjouan est certainement meilleure que tout ce qui l’attend en terre mahoraise.

L’envie de rentrer sur le champ devient aussi forte que les larmes qui lui montent au bord des yeux en même temps que Mouloud lui fait un dernier signe rempli d’espoir en quittant le quai à bord de la navette tricolore. Pour lui aussi, la vie est un parcours du combattant au quotidien et les larmes jaillissent de ses yeux au même moment. Il lui faudra attendre encore quatre mois, isolé du monde à l’ombre des parois d’acier avant d’envisager sérieusement de retrouver (peut-être) sa belle Anjouanaise pour un mois de vacances, après ? All’amdou’llah!

C’est elle qui a les cartes en main, en l’occurrence des bouts de papier sur lesquels le jeune homme a inscrit tous les repères possibles qu’il pouvait lui donner en guise de bonne foi : l’adresse de ses parents à Marseille, l’état-major à La Réunion, à Djibouti, des numéros de téléphones mobiles et même une adresse électronique !

Fatima sait que les clandestins saisis par la Police se voient offrir un billet retour chez eux dans de meilleures conditions qu’à l’aller, puisqu’il s’agit de rapatriements à bord d’un navire normalisé.

Sans trop réfléchir, elle répond à Baco le taxi qui lui demande où aller :

« Pamandzi, au siège du contrôle aux frontières ! »

 

 

 

 

* All’amdou’llah !

* Banga : petite case de bois et de torchis utilisée par les adolescents pour s’émanciper de la tutelle familiale. Le terme désigne aujourd’hui toute construction, de préférence illégale, réalisée avec des matériaux de récupération : tôles et planches, parfois bois et torchis.

* Djinns : littéralement « Esprits », mais la signification peut prendre de complexes variantes suivant les îles où ce mot est employé.

* Fataperas : sorte de petit barbecue mobile d’origine malgache

* M’zungus : étrangers, généralement blancs (comparable à « vazahas » à Madagascar)

 

 

Une nouvelle de Jacques Rombi : www.lejournaldesarchipels.com

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