La Gazette Mag

“Je t’aime jusqu’à l’aéroport”

Vue de l’île Sainte Marie. Photo J.Rombi

“Ekhidna, moitié nymphe aux yeux illuminés,
moitié reptile énorme écaillé sous le ventre“

(Les poèmes barbares, extraits. Charles Marie Leconte de Lisle. 1862)


Heria est une de ces déesses aux pieds nus que les hasards du métissage avaient à la fois dotée d’une beauté sauvage et jetée à la rue dès la naissance.

 

Elle avait hérité de l’île Sainte-Marie, haut-lieu de la piraterie d’hier et d’aujourd’hui, un teint clair et des cheveux châtains d’un arrière grand-père Réunionnais venu se réfugier là, comme l’avaient fait ses aïeuls à chaque fois que la justice française les avait poursuivis.
Pour le cas de Jean-François de la Roquebrussane, son aïeul, l’exil sur la petite île malgache faisait suite à un règlement de compte avec l’héritier d’une lignée de premiers Français établis à L’Ile Bourbon comme lui.
Alors que ce fils de pionniers revendiquait sa part de terres allant du cap Homard au cap Boucan à Saint-Gilles, cela “du battant des lames au sommet des montagnes”, comme l’indiquait la loi, les enfants de la famille De Roquevaire en avaient pris possession, aidés dans leur ardeur par une habile manipulation politique.
Le maire de Saint-Paul les remerciant ainsi de leur soutien dans une autre affaire foncière.
Tristes pratiques qui se retrouvent aujourd’hui sous différentes variantes dans toutes nos îles de l’océan Indien.

Autant de subtiles questions politiques que le vigoureux Jean-François maîtrisait mal : resté fidèle à la mer, ce descendant de boucaniers faisait commerce de divers trafics dans le Canal de Mozambique, ce qui lui valait plusieurs mois, voire des années d’absence. Des années que ses rivaux avaient considérées en ces temps incertains de la fin du XIXème siècle comme un départ définitif et en avaient profité pour occuper ces centaines d’hectares laissés en friche.
Ces terres auraient pu mettre à l’abri du besoin les descendants de Jean-François de la Roquebrussane pour plusieurs siècles, aussi le marin, sauvage comme un requin tigre et rapide comme le cyclone, avait tout réglé à coups de sabre avant de faire voile vers la petite île malgache.
Tout cela, Heria l’avait appris par bribes quand sa mère, encore vivante, berçait sa tendre enfance d’histoires que la légende avait peut-être enjolivées mais qui étaient autant de clichés fidèles de cette épopée maritime qui rythmaient cette partie du globe depuis plus de quatre siècles.
En tous cas, la Belle aux pieds nus ne conservait de ce passé héroïque qu’un goût amer : celui de la spoliation et de la misère. Une misère aggravée d’autant plus par son géniteur, descendant direct du Saint-paulois, qui avait eu la mauvaise idée de choisir comme femme une Andevo. De cette ethnie isolée des autres par une distinction sociale qui la met tout en bas de l’échelle de la Grande île, là où il est impossible de monter les échelons. Une classe de quasi “Intouchables”, comme on n’en trouve que sur le lointain sous-continent indien d’où provient peut-être cette habitude qui annihile toute ascension sociale, encore de nos jours.
Etre Andevo à Madagascar, c’est pire que d’être victime du racisme qui exclue, par tout un faisceau de préjugés raciaux ceux qui sont sur la touche, alors que les Andevo ne souffrent pas d’exclusion mais d’inclusion.
Faisant corps avec la société malgache, notamment la plus aisée, chez qui ils habitent dans les recoins des vastes propriétés, jamais trop loin des maîtres, toujours prêts à les servir.
Etre Andevo, aujourd’hui encore, relève de l’esclavage le plus primitif.
Pas de l’esclavage qui a sévi un temps dans la région, parenthèse historique d’un siècle et demi mis en place par les colons blancs.

Non, là de ce côté de l’océan Indien tout comme dans tout l’est africain et la péninsule indienne entre autres, l’esclavage est entretenu par un système régi par les castes dans lequel Heria est née du mauvais côté.
Ces frères et sœurs, restés sur l’île Sainte-Marie, l’ont accepté et sont restés au service de notables locaux, alors qu’elle s’en est échappée quand sa mère a disparu, victime d’une noyade alors qu’elle pêchait l’ourita (le poulpe) dans la baie d’Ankarena, certainement piégée par l’effet conjugué des bras de la pieuvre et celui de la marée.
Elle ne le saura jamais. En tous cas la jeune mère andevo laissait trois adolescents sans autre solution que de rester au service des mêmes maîtres pour qui elle pêchait le poulpe géant.
Heria avait fugué par le premier bateau, incapable de retourner dans la case de torchis privée de ce dernier rempart qu’était sa mère contre le vice du maître, né lui du bon côté de cette frontière invisible des castes.
Elle avait rejoint une tante à Tamatave, elle aussi Andevo au service d’un notable de Tananarive qui avait sa maison secondaire dans la capitale de la côte orientale.
Ce notable y venait en famille trois ou quatre fois par an pour des vacances. Une vraie planque pour ces esclaves d’aujourd’hui qui profitent ainsi de l’usufruit de la villa et d’un peu de monnaie en échange de son gardiennage.
Le reste du gagne-pain était constitué pour Heria de petits commerces et rapines avec ses cousins : du bonbon coco vendu sur le trottoir, du braconnage d’oiseaux et autres gibiers pour le repas du soir quand les tâches ménagères de la tante étaient insuffisantes pour faire bouillir la marmite.
Le jackpot pour ses enfants tenait dans la commande d’animaux vivants : soit des jeunes lémuriens qu’ils attrapaient simplement en grimpant aux arbres, les primates finissaient (quand ils arrivaient vivants) dans certains jardins huppés de la capitale. D’autres fois, des touristes européens leur commandaient des petits reptiles, lézards ou caméléons, plus faciles à dissimuler dans leurs bagages et qui finissaient dans des vivariums en Suisse, France ou en Allemagne en échange d’un paquet de billets que les enfants s’arrachaient en courant dans tous les sens.

Mais l’heure de la rapine était maintenant révolue pour Heria, en même temps que la case de la tante et les petits cousins. A vingt ans, l’argent facile se prenait du côté de La Plage, cette discothèque sur le port qui respire la bonne humeur, la fumée de cannabis et le “goudron“, ce mélange de rhum et de cola que Heria et ses amies faisaient découvrir aux touristes et marins de passage dans de grands éclats de rires.

Un soir, elle avait approché Ti’Paul, un Créole de Saint-Paul comme son aïeul.
Le jeune homme, à peine plus âgé qu’elle, découvrait Madagascar un peu malgré lui : envoyé dans la Grande Ile avec une dizaine d’autres petits délinquants, il devait participer à la réhabilitation de Farafangana, petit village au sud de Tamatave, dévasté par le dernier cyclone. C’était çà ou la prison du Port, et le jeune homme n’avait pas hésité à signer pour ce chantier d’un mois ; ses notions de menuiseries apprises au Centre de formation réunionnais l’avaient prédisposé à ce voyage initiatique, mais elles étaient superflues à Madagascar. Comme il ne cessait de répéter autour de lui :“ici, zot na rien mais zot y gagne fé tout bann zaffairs… A La Réunion nou gagne pi fé rien.. Tout y achète … » *
Le jeune homme était métamorphosé par ce mois de chantier un peu forcé mais ô combien enrichissant. A tel point qu’il n’était plus question pour lui de retourner faire le voyou dans les rues du Port ou risquer sa vie en scooter dans les rampes de Plateau-Caillou. Unique moyen que semblent avoir beaucoup de jeunes de La Réunion et d’ailleurs pour charmer les filles, fut-ce au péril de leur vie.

A l’issue de ce séjour, il avait décidé de s’établir dans la Grande île. Il davait avant celà récupérer ses affaires et surtout son magot hérité de quelques années de commerce de zamal*. Son herbe était d’une qualité rare : il la plantait lui-même sur les contreforts de la Rivière des Galets, aux portes du cirque de Mafate. Cette herbe, “la meilleure qualité de La Réunion”, d’après les connaisseurs zamaliens, avait fait sa réputation en même temps qu’une petite fortune personnelle. Soupçonné par tous les services de police et de gendarmerie, Ti’paul passait pourtant entre toutes les mailles des filets qu’on lui tendait. Son champ était en effet invisible et inaccessible aux non-initiés.
Il lui fallait traiter et arroser ses cultures deux à trois fois par semaine.
Il simulait une balade en vélo tout terrain dans le lit de la rivière jusqu’à “Deux Bras”, là où le cours d’eau part d’un côté à l’ouest vers la source de l’Ilet aux orangers, et vers l’est sur les hauteurs du village d’Aurère. Là, il cachait sa bicyclette dans un fourré avant de grimper comme un cabri sur un pan de falaise qui accédait à un petit plateau à moitié couvert par une vaste cavité.
Aussi, même vu de l’hélicoptère de la gendarmerie, on ne pouvait distinguer ce champ d’une centaine de pieds de ganja aux têtes chargées de la fameuse qualité nommée “mangue-carotte” sur l’île Bourbon en référence au parfum de mangue dégagé par cette herbe de qualité.

 

Son champ, il l’avait laissé en friche depuis environ deux mois alors qu’il s’était fait serrer pour la première fois en possession d’un joli magot lors d’un barrage inopiné de la Brigade Anti Criminalité (BAC).
Il avait crié sur tous les tons que c’était pour sa consommation personnelle, mais d’autres l’avaient balancé depuis longtemps comme le dealer officiel de cette herbe dans l’ouest de l’île. Après quelques jours de garde à vue et de jugement rapide, il avait rejoint Madagascar, en compagnie d’une douzaine d’autres jeunes des quatre coins de l’île et de trois éducateurs, mi- enseignants, mi-flics, qui avaient l’art de trouver les points forts et les points faibles de ces jeunes dans un seul but : la réinsertion sociale.
Pour Ti’Paul, les flics éducateurs s’étaient appuyés sur son côté chrétien exacerbé : le jeune planteur-dealer était en effet un fervent fidèle de la paroisse de la Saline les Hauts où vivait sa famille. Jamais, il n’aurait manqué de respect au Bon Dieu et encore moins à sa grand-mère qui l’avait guidé sur les chemins de l’église. De là-haut elle le surveillait désormais et pas question de faire trop la “couillonisse » comme disaient les gramounes.

Ti’Paul était en règle avec lui-même : le zamal n’avait jamais tué personne à sa connaissance, pas comme le rhum qui avait déjà emporté son père et son grand-père. Pour lui, en plus des revenus que l’herbe lui rapportait, fumer le rapprochait de la Nature et de Dieu.
Longtemps il restait seul à planer, assis en tailleur sur les hauteurs de son champ, avant de rejoindre la civilisation à l’embouchure de la rivière au soleil du couchant. Il méditait ainsi pendant des heures sans arriver à faire le vide : un malaise le serrait à la gorge dans son île natale, un malaise issu de sa situation sociale.
Dans son entourage, comme un peu partout à La Réunion, c’était “dis-moi quelle voiture tu as, je te dirais qui tu es”. Malgré ses revenus confortables qui tombaient en plus des aides sociales qu’il rapinait comme beaucoup d’autres, Ti’paul ne pouvait se payer le précieux bolide au sigle marqué par les trois lettres mythiques du constructeur allemand. Il aurait été aussitôt serré par un peloton entier de gendarmes qui seraient venus lui réclamer des comptes.
Il était trop malin pour tomber dans le panneau.
Futé comme un renard, il s’en sortait bien avec les institutions et ses règles, mais Ti’paul était malheureux en amour : pourtant charmant avec sa peau cuivrée et ses yeux clairs, subtil mélange de toutes les espèces humaines de la région, il n’arrivait pas à trouver une âme sœur. Partagé entre ses tendances rastas, sa bonne éducation chrétienne et sa mauvaise éducation de la rue.
Ti’Paul compliquait les choses. D’autant plus qu’il cherchait physiquement la perle rare : métissée aux jambes élancées, de préférence aux seins moyens et fermes, avec des fesses bombées à l’africaine mais pas trop, enfin un visage sympa aurait été un plus.
Autant de qualités que Heria possédaient et que Ti’Paul n’allait pas tarder à découvrir.

“Salama Vazaha !”
Les mots de la Belle tombaient sur Ti’Paul comme il les avait toujours espérés là-haut sur sa montagne.
Il faut dire qu’il s’était perdu en rêveries, assis à l’écart de ses potes, dans un recoin de la boîte de nuit sombre et propice à tout type de rencontres.
Heria le dominait du haut de l’estrade qui terminait la piste de danse. Eclairée par un faisceau de lumières jaunâtres, la belle restait immobile des pieds jusqu’au sourire.
Déjà grande, mais en plus chaussée de talons hauts d’où partaient des longues jambes bronzées. Ti-Paul devinait cette peau d’une douceur rare et parfumée. La mini-jupe aux motifs d’hibiscus rouges et jaunes masquait la moitié de ses cuisses musclées et un peu potelées.
Cette jupe était en réalité une sorte de pareo court qui se noue sur le devant au niveau du ventre nu un peu grassouillet comme les cuisses.
Le haut, assorti au bas, cachait des seins de taille moyenne mais suffisamment gros pour dessiner cette fente de volupté que tant de femmes désirent avoir.
Les longs bras étaient terminés de mains fines et gracieuses aux ongles longs et peints au henné. Ils étaient ornés de ces bagues indiennes qui couvrent toute la phalange. De fins bracelets scintillaient dans la lumière orange, l’un était plus gros que les
autres : c’était le fameux bracelet malgache « vangovango », qu’on appelle aussi “bracelet esclave”et qu’il faut écarter avec force pour mettre ou enlever. De multiples colliers dorés finissaient de compléter la mise en beauté de cette créature de la nuit.
Les dieux du métissage avaient façonné là-dessus un visage où se devinaient les quatre coins du Canal de Mozambique. Des coins qui évoquent le mystère et la beauté sauvage : Zanzibar, Mahajunga, Diego-Suarez… Auxquels répondaient précisément de grands yeux noirs et bridés qui finissaient en remontant vers les tempes, un nez un peu large et écrasé comme tout Africain qui se respecte. Une bouche enfin, capable de faire changer d’avis un homosexuel endurci ou à donner des pulsions lesbiennes à une femme hétéro.. Une bouche avec ses rondeurs caractéristiques et largement bridée sur les côtés, comme les yeux… La belle ne portait pas de maquillage mais des cheveux longs et défrisés, tenus par de multiples perles argentées.

Ti’Paul n’avait pas encore saisi les subtilités de la langue et répondait maladroitement “Alékum Salama”! Pensant à tort que la belle lui avait adressé le fameux salut connu dans tout le monde musulman.
Ce qui fit rire de plus belle Heria qui avait déjà un « coup dans l’aile » bien avancé, après 3 ou 4 verres de mazout.
La suite est facile à deviner puisqu’elle est digne de tout samedi soir sur la terre, comme dirait Cabrel.
Même histoire un peu partout : verres rapprochés, yeux qui brillent et lèvres qui se rapprochent pour feindre de mieux s’entendre mais surtout pour faire durer le plaisir des premiers moments.
Genoux qui se touchent puis mains enlacées.

Vint ensuite la demeure de Heria qui impressionna Ti’Paul pourtant habitué aux cases en tôles et autres taudis qui perdurent encore, bien que de plus en plus rares, sur les hauteurs du littoral réunionnais.
Là, à deux marches au-dessus du chemin de terre, Heria vivait dans un véritable blockaus de ciment qui semblait à peine démoulé de ses planches de coffrage. Un seul grand rectangle composait la pièce principale à laquelle une petite ouverture, fermée par un petit rideau délavé, donnait sur une autre pièce qui servait à la fois de cuisine grâce au fetapera posé à même le sol, et de salle d’eau avec ses deux bassines posées tout aussi bas.
Des bassines que Maria, la bonne de Heria, remplissait et faisait couler sur sa maîtresse tous les soirs et tous les matins.
Pas d’eau courante dans le bloc de béton, pourtant l’habitation de Heria avait déjà tous les signes d’une relative réussite sociale : de par sa structure déjà, puisqu’elle était en dur et fermait à clefs, mais surtout par la présence de Maria, qui vivait là dans la petite pièce à même le sol, dormant sur une paillasse et répondant aux moindres souhaits de sa maîtresse.
A Madagascar, souvent le seul fait d’avoir un toit permet d’abriter quelqu’un qui se met à votre service pour l’aubaine. Une attitude qui choque le plus souvent l’occidental qui n’en a pas l’habitude mais qui n’est que logique dans l’esprit de Heria : quoi de plus normal que d’abriter une fille de Sainte-Marie comme elle ? En plus des services réciproques que cela procure, Heria y gagne en statut social.
Logique de la pauvreté, mais logique d’une immense partie des habitants de la terre.

Pourtant ce qui choquait le plus Ti’Paul tenait dans l’architecture de la pièce : les murs étaient hauts et formaient des angles arrondis d’où partaient un plafond couvert de toiles d’araignées et de tâches d’humidité. Dans la fureur des ébats amoureux, entrecoupés de rasades de bières et de bouffées de pétards gros comme des cigares, Ti’Paul était pris d’hallucinations et s’était crû un instant au beau milieu d’un immense cercueil de pierre.
Curieuses sensations où se mêlent les plaisirs extrêmes en même temps que la torpeur et le sordide. Son excitation suprême prenait ses sources dans le tintement des bracelets de Heria, la sueur qui perlait de ses formes chaudes et arrondies, mais aussi de la promiscuité des pièces où Maria était une actrice invisible, assoupie ou faisant semblant de l’être dans la pièce d’à côté à peine isolée par le minuscule rideau en proie aux courants d’air.


Mais les vacances touchaient à leur fin pour le jeune Réunionnais qui oubliait, avec ses derniers jours de liberté surveillée, qu’il était venu ici pour une punition.
Il avait trouvé là une âme sœur, et pas question de l’oublier le lendemain comme le font beaucoup de touristes sexuels qui débarquaient là pour redécouvrir les plaisirs de l’amour. Là, à Tamatave, loin des complications du monde moderne où l’émancipation des unes et des autres amène souvent tout son lot de rapports de force jusque dans le lit.
Mais c’est un autre débat auquel Ti’Paul n’avait pas envie de réfléchir.
Pour lui, le plan était simple : les “je t’aime” intensifs auxquels répondait la belle avec cet accent qui rend plus sympathique encore les filles de cette région “ze taime aussi”, suffisaient comme caution amoureuse au jeune Réunionnais.
Une caution qui lui permettait de miser tout son magot sur un terrain que Heria lui décrivait comme le plus beau de Foulpointe, au nord de Tamatave.
Un terrain de quelques hectares que le jeune zamalien avait visité le dernier dimanche avant le départ : en bordure de la plage, les cocotiers et filaos y formaient une barrière naturelle contre les cyclones et autres coups de vent. Derrière l’immense haie, se dessinaient de petites collines d’où le couple projetait déjà d’en faire autant de fondations aux bungalows avec vue imprenable sur la mer, vers l’est justement. Là où se devine la lointaine Réunion à laquelle Ti’Paul pourrait méditer comme il le faisait sur les hauteurs de la Rivière-des-Galets sans savoir vraiment à quoi ressemblerait son eldorado.
Là il l’avait enfin sous les yeux cet eldorado, et pas question de laisser passer sa chance.

Dès les premiers jours de son retour à La Réunion, Ti’Paul avait expédié le magot en euros par le biais de commerçants Indiens que Heria lui avait indiqués.
Lui, le dealer malin comme le diable ne se doutait pas qu’il y avait là, chez lui à La Réunion, tout un système de transfert de fonds qui transitaient de et vers la Grande île, mais aussi les Comores, l’Inde et Zanzibar.
A l’écart des comptes bancaires, avec leurs frais excessifs et les risques de contrôles fiscaux, tout un réseau de commerçants acheminaient de l’argent à travers les îles après un simple coup de téléphone. Il suffisait de déposer l’argent frais sur le comptoir de bois patiné par les années, plus une taxe de quelques euros pour le coup de téléphone, et le commerçant (souvent la femme de celui-ci) décrochait son combiné pour y composer un long numéro  avant de s’exprimer, d’abord en Arabe :“salama Alekum” (là il avait bien entendu), puis en Kodja, cette langue héritée du lointain Pakistan et qui se parle dans toute la communauté karane de la région.
C’était aussi rapide : à 900 kilomètres à l’ouest, Heria pourrait récupérer dans la journée la même somme mais plus importante en volume puisqu’elle était composée de coupures en ariary, la monnaie locale 2 à 3 mille fois moins forte que l’euro et du coup, proportionnellement plus volumineuse.

Une solution simple (et sans frais) à la pénurie en devises et qui arrangeait tout le monde.
Deux semaines passèrent et Ti’Paul avait expédié tout le magot, soit près de 50000 €. Une petite fortune à La Réunion, une immense fortune pour Heria.
Il avait encore dû attendre la dernière récolte de zamal qui finissait de sécher au soleil, là-haut à l’abri des regards et des hélicos. Une récolte qui lui permettrait d’acheter les outils indispensables à tout colon des temps modernes : une moto trail de grosse cylindrée et un 4×4 chassis long qu’il allait charger d’un groupe électrogène et autres outillages de qualité.
Bien sûr, tous les soirs il s’entretenait avec sa belle pendant des heures au téléphone. Les mots d’amour étaient mêlés de chiffres, détails sur les papiers et autres formalités.
Heria, ne lui mentait pas, il lui suffisait de raconter ses journées presque comme elles s’étaient déroulées : négociations avec les autorités, permis de construire, dessous de tables…
A un détail près : le terrain, Heria l’avait acheté dans son île natale de Sainte-Marie, à proximité de la propriété du maître qui avait exploité sa mère durant des années. Elle envisageait de faire du tapage nocturne, en bon fêtarde de Tamatave qu’elle était devenue, toutes les nuits avec ses frères et sœurs enfin délivrés des griffes du vieillard.
En même temps elle prenait sa revanche sur la vie et celle de son aïeul dont elle ne connaissait l’histoire qu’en partie.
Ce qui était sûr dans l’histoire de l’ancêtre, c’est qu’il avait bien perdu ses terres à Saint-Paul. Un nom qui lui avait donné le tournis, la première fois que Ti’Paul l’avait prononcé dans le brouhaha de la discothèque.
Dommage : en d’autres lieux peut-être, elle aurait pu craquer pour ce jeune un peu naïf mais beau et déjà riche. En d’autres lieux ou en d’autres temps, qui sait ?

La première somme que Ti’Paul avait expédiée avait servi à Heria pour acheter les services d’un CSR (Conseiller Suprême de la Révolution) de sa connaissance. Solofo Ratsinapoinimerina était au-dessus des ministres et de surcroît de lignée royale : aussi 2000 euros étaient largement suffisants pour qu’il intervienne auprès des Affaires Etrangères afin de bloquer toute demande de visa au jeune Réunionnais. Une corruption d’autant plus facile que le CSR prenait pour argument le passé récent du jeune délinquant.

Une terrible mauvaise leçon pour Ti’paul qui avait cru trouver là, en terre malgache, la bonne voie, celle qui lui éviterait la rapine et la prison du Port.
Une mauvaise leçon qu’il commençait à appréhender au dernier coup de fil avec sa belle, qui telle Ekhidna, héroïne du poète réunionnais Leconte de Lisle, charmait ses victimes avant de les dévorer.
“Ekhidna, moitié nymphe aux yeux illuminés,
moitié reptile énorme écaillé sous le ventre“
Les mots du poète parnassien (lui aussi saint-paulois) qu’il avait eu le loisir de lire avant de quitter le lycée, raisonnaient dans sa tête avec douleur alors que Heria venait de raccrocher le combiné après ces mots : “Je t’aime… Jusqu’à l’aéroport…“.


*(Ici vous n’avez rien mais vous pouvez tout faire… A La Réunion, on sait plus rien faire, on achète tout… )

Lexique


Gramounes : “Vieux” à La Réunion

Karane : Communauté d’origine indo-pakistanaise qui se retrouve dans tout l’océan Indien.

Sakafo : Le repas

Zamal : cannabis thérapeutique. Celui qui se fume pour guérir de la mauvaise humeur et du manque d’appétit, entre autres…

 

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