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vendredi, octobre 4, 2024

Ki manyer la kiltir ?

Concerts, danse, théâtre, expositions, festival du livre le secteur culturel entre, comme chaque année à cette période, dans une effervescence qui va aller crescendo jusqu’à Noël. Mais au fait, comment se portent les artistes et les professionnels concernés, depuis la reprise post confinement ? Un petit tour d’horizon avec différents acteurs des arts de la scène, de la création plastique et du livre.
Dominique Bellier

Le secteur culturel a connu cette année deux avancées majeures qui vont contribuer à le structurer et le développer. Tout d’abord début janvier, la Commission de l’océan Indien (COI) annonce qu’elle va consacrer un budget de 5,1 millions d’euros sur cinq ans au développement des industries culturelles et créatives (ICC) en Indianocéanie. La chargée de mission Juliette Janin nous explique qu’il s’agit de positionner ce secteur comme moteur de développement durable, de renforcer la capacité des professionnels, les équipements patrimoniaux, la gouvernance et l’entrepreneuriat. « Les touristes, par exemple, viennent de plus en plus pour découvrir les cultures des régions qu’ils visitent et les pays de la COI ont des traditions solides et vivaces qui méritent d’être valorisées. L’histoire de la zone est riche. Chaque territoire a une culture forte. Et puis leurs artistes rayonnent de plus en plus au-delà de l’océan Indien. » 

Une étude de faisabilité réalisée en 2020 a permis d’identifier les filières les plus porteuses, leurs atouts et faiblesses dans chaque pays, et de planifier 25 types d’activités jusqu’en 2027. Premières actions concrètes depuis janvier : un appel d’offre a été lancé pour réaliser des podcasts sur la musique et les traditions, des formations au patrimoine ont été dispensées aux Comores, à Madagascar et tout récemment à Maurice ; les autres états membres devant suivre. La COI souhaite notamment favoriser la mobilité des produits culturels et des artistes, la cocréation dans toutes les disciplines artistiques, en impliquant au moins deux pays de la zone, et pratiquer la discrimination positive envers les femmes et les personnes vulnérables. 

Enfin un statut !

Autre événement attendu de longue date, l’assemblée nationale a voté le 13 juillet dernier une loi qui donne un statut aux artistes et aux professionnels du secteur : The Status of the Artist Act 2023. Les premières consultations et ateliers avec des experts de l’Unesco à l’origine de ce texte ont démarré en 2017. Cette loi cadre permet de catégoriser les artistes et métiers du secteur en distinguant notamment professionnels et occasionnels. Un conseil des professionnels des arts va être créé pour gérer leur enregistrement. Il définira et pilotera également des régimes d’aide sociale et de pension spécifiques et toute mesure favorisant leur stabilité sociale et économique. Des craintes ont été formulées dans le milieu artistique, sur la façon dont la distinction entre professionnels et occasionnels va être faite, ainsi que sur la composition du conseil où dominent en nombre les représentants des ministères…

En attendant que ces mesures aient des effets concrets sur le terrain, comment va la vie d’artiste à Maurice ? Au lendemain de la crise du Covid, les performeurs et spectateurs se sont empressés de rattraper le temps perdu, manifestant une envie irrépressible de se rassembler et socialiser autour d’un concert ou d’une exposition, comme en ont témoigné l’atmosphère joyeuse et magique de la 7e édition du festival Kaz’out en novembre 2020 et le premier vernissage de la galerie Imaaya, qui avait invité les artistes à créer pendant le confinement et exposer sur son site web. 

Si le directeur de la culture au ministère, Arvind Boodhun, affiche fièrement la volonté du gouvernement d’instaurer l’écosystème qui permettra de doubler la contribution des ICC au PIB sous dix ans, le Covid a un peu compliqué la donne, car elle a chuté, de 3,5 % en 2019 avant la crise à 2,4 % l’an dernier. Le chemin sera plus long… Ces temps-ci, le secteur privé a souvent d’autres priorités que le mécénat culturel et l’on se souvient que beaucoup de musiciens ont jeté l’éponge et travaillé dans d’autres secteurs pour remplir la marmite.

La musique avant tout !

La musique est le secteur culturel le plus dense, dynamique et structuré du pays. La COI y reconnaît « la filière la plus fertile » dans la région, en termes de talents, de productions, d’organisations, de réseaux professionnels et d’événements, ainsi qu’un « des éléments les plus forts du ciment culturel d’une identité indianocéanique »… et mauricienne de fait. Ce n’est pas pour rien que Port-Louis est entrée fin 2021 dans le réseau des villes créatives de l’Unesco dans la catégorie Musique !

À la Réunion, on raffole de Cassiya, Linzi Bacbotte, Triton ou Alain Ramanisum. À l’instar des Suprême NTM en France, la petite bande de jeunes qui dansait le hip hop dans les rues de Plaisance (Rose-Hill) en 92 est devenue la voix des quartiers avec les Otentikk Street Brothers. Depuis, ils ont créé leur boîte de production, le festival international Reggae Donn Sa en 2005, leur ligne de vêtements, et tourné sur les scènes du monde entier. Un de leur membre, Blakkayo, deux fois finaliste du prix Découvertes RFI, fait désormais une carrière internationale.

Dans un style plus world et jazzistique, Yannick Nanette portait son chant kreol en août dans une grande tournée au Canada. Maurice peut s’enorgueillir de quelques belles pointures internationales telles que le bassiste de jazz et de world music, Linley Marthe, ou encore Mario Ramsamy du groupe Image, Jean-Paul ‘Bluey’ Maunick du groupe Incognito, les frères Thomas dont le trompettiste Philippe forme les jeunes de Mo’zar, le pianiste et compositeur Jerry Léonide… que des parcours époustouflants. 

La niaque

Les professionnels en visite à Maurice sont toujours émerveillés par l’énergie de nos artistes, qui ont la niaque en toute circonstance… La musique classique occidentale compte très peu d’enseignants dans les collèges et, dernièrement, l’adaptation tout à fait mauricienne de La Flûte enchantée a encore nécessité la venue de 10 musiciens allemands, dont la cheffe. 

Le violoniste Guy-Noël Clarisse s’agace que Maurice n’ait toujours pas son orchestre philharmonique : « Le Ghana a le sien, le niveau n’est pas top, mais la structure existe et elle évolue. Nous avons de très bons musiciens à Maurice, bourrés de talent dans les hôtels, qui, faute de formation, sont perdus lorsqu’ils affrontent le marché international. Pour avoir un diplôme valable en classique, il faut aller passer ses degrés à l’étranger… » Guy-Noël a créé l’ensemble de chambre 415 et joue régulièrement dans des orchestres réunionnais, mais il passe ses journées à enseigner. Les membres du 415 sont maçons, tourneurs, employés de bureau ou profs le jour… et musiciens la nuit. Mais ils sont tellement mordus qu’ils présentent leur concert Strings go pop pour la 7e fois en octobre… La formation classique est un passeport pour toutes les musiques : le violoniste a longtemps joué dans un orchestre chinois, dans Hum Tum à la MBC et vient de participer au concert en hommage à Kishore Kumar. Plutôt que le conservatoire François Mitterrand d’un côté et le département de musique classique indienne du MGI de l’autre, Guy-Noël rêve d’une grande plateforme qui réunirait tous les styles et favoriserait leurs rencontres. 

Le Covid a boosté la musique

Début août, Stephan Rezannah annonçait l’annulation de la 5e édition du MOMIX, ce marché musical qui place Maurice sur la carte internationale des musiques actuelles ! Il réfléchit à un autre modèle pour ces rencontres professionnelles. En tant que producteur, il se concentre désormais sur la production d’événements et la programmation, comme celle de N’Joy, adresse incontournable pour la créativité musicale mauricienne, ou encore de Kafe Kiltir Moris qui vient de lancer sa 7e édition – collector – pour les 60 ans de la bière Phœnix. En six ans, PhœnixBev a investi 25 millions dans la formation et produit quelques 75 artistes. Comme quoi le privé peut s’engager massivement et durablement dans le culturel ! 

Pour Stephan, l’effet Covid s’est très vite dissipé : « Je dirais même mieux : le Covid a boosté le marché ! Le Sakifo à la Réunion a battu des records, N’Joy était rempli tous les week-ends l’an dernier en novembre et décembre. Le public est bien là pour le live, mais il consomme beaucoup moins de produits culturels. Celui qui ne fait que des CD aujourd’hui est sûr de faire faillite ! Et puis il y a une constante : quel que soit leur succès, les artistes de la scène gagnent tous leur vie de manière irrégulière. Voilà pourquoi le ministère devrait s’inspirer du modèle des intermittents du spectacle, qui apporte une allocation en complément d’activités par essence discontinues… » 

Et où va-t-on ? 

N’Joy, Awanam, Big Willy’s, Backstage… 5 ou 6 lieux proposent de la musique live toutes les semaines. Il existe aussi des plateformes plus informelles telles que Le Sapin ou le Kenzi Bar. « En comparaison, reprend Stephan, La Réunion en a 15 ou 20, pour une population de moins de 900 000 habitants ! Soit nous avons des salles de 3000 places qu’il faut équiper, soit nous avons une salle équipée à taille humaine, comme le Caudan Arts Centre (CAC), où l’on est obligatoirement… assis ! Il faudrait plus de lieux adaptés aux concerts. » 

Pour le régisseur indépendant Denis Essoo, ce n’est finalement pas un problème, car les musiciens se produisent maintenant dans toutes sortes de lieux, tels que L’Aventure du Sucre, Casela, les hôtels, etc. « Ce phénomène amène plus d’opportunités pour les métiers du spectacle. En une soirée, un musicien va jouer dans trois ou quatre endroits et je vais croiser autant de décorateurs ou éclairagistes différents… Et puis il faut aussi anticiper sur le monde de demain où toutes ces activités seront de plus en plus digitalisées. »

Le Caudan Arts Centre est aujourd’hui le seul théâtre polyvalent doté d’une programmation à l’année digne de ce nom, avec le Komiko Comedy Club de Miselaine Duval, la reine de l’humour mauricien, à Belle-Rose. Nous avons toujours deux salles historiques en mal de rénovation et fermées au public depuis des décennies : le Plaza de Rose-Hill et le théâtre de Port-Louis. 

Le challenge mauricien !

Le directeur du CAC, Ashish Beesoondial, constate avec joie que les arts scéniques ont trouvé leur rythme de croisière assez rapidement après la crise, mais il est d’avis que ces activités doivent aller davantage là où on ne les attend pas et que l’offre culturelle doit être démultipliée pour entretenir et susciter l’envie chez le spectateur…

« Il faut, nous dit-il, développer le spectacle vivant sous toutes ses formes et dans tous les lieux publics et sites culturels : les musées, les lieux historiques, les restaurants et centres commerciaux… Il pourrait y avoir de bons spectacles de rue lors des Journées du patrimoine, par exemple. » Les stages et cours privés de théâtre ne manquent pas (La School, Kevin Bissonauth, Marie-Ange Kœnig, Sandrine Raghoonauth, etc.), mais Ashish comme Miselaine en appellent à la création d’un conservatoire national d’arts dramatiques, riche de toutes nos influences expressives.  

Le spécialiste de la littérature américaine en lui est agréablement surpris de constater que même le théâtre en anglais commence à avoir son public… Il se réjouit de voir davantage de jeunes comédiens, mais déplore le manque de professionnels dans les métiers dédiés à la danse et au théâtre, tels que les décorateurs, costumiers et techniciens. « Tout cela passe par l’éducation. Le conservatoire François Mitterrand fait ce qu’il peut. Le MGI fonctionne sur le modèle Shanti Niketan. Le CCEF roule pour les francophones, on a tous les centres culturels et speaking unions imaginables. Mais Maurice est la mieux placée pour relever ce challenge incroyable de ramener tout ça ensemble… pour développer une créativité commune et unique ! »

Marché de l’art en devenir

Ce n’est pas le galeriste Pascal Soufflet qui contredira le directeur du CAC : « Je ne comprends pas pourquoi dans un pays comme Maurice, on n’enseigne pas la calligraphie arabe et la peinture chinoise aux Beaux-Arts. Outre le fait que la Chine est le nouveau marché important de l’art contemporain, les plasticiens doivent avoir l’esprit ouvert sur toutes les écoles et techniques pour se déployer. » 

Une table ronde organisée dans le cadre du Salon de Mai sur les défis de l’art contemporain à Maurice mettait en avant la nécessité de s’ouvrir davantage aux artistes de la région. Le peintre Pierre Argo répète à l’envi depuis des années qu’il faut mettre en place le 1% consacré à la culture dans les entreprises. « Même 0,5%, ce serait déjà très bien ! disait-il encore en mai dernier. Et toutes les organisations publiques, municipalités, districts, comités d’entreprises, etc. devraient contribuer d’une manière ou d’une autre à la diffusion de la création. Les artistes sont les éclaireurs, l’avant-garde du monde de demain ! » 

La médiatrice culturelle Géraldine Hennequin pointait du doigt dans cette même table ronde une approche nébuleuse de la définition même de l’art contemporain à Maurice et le manque cruel des métiers d’ingénierie artistique. « Les plasticiens ont besoin d’accompagnement et il ne suffit pas d’avoir quelques galeries privées. Il faut aussi être plus offensif pour susciter l’envie de voir des expositions et pour favoriser des créations qui questionnent notre société. Et puis il n’y a pas de grandes commandes publiques d’art qui permettraient d’innover dans les supports et le contenu. » 

Le galeriste et collectionneur Pascal Soufflet ne regrette pas d’avoir quitté La Réunion pour Maurice, il y a douze ans : « Il y a beaucoup plus d’opportunités ici pour vendre de l’art. À La Réunion, je n’ai pratiquement pas vu de touristes, alors qu’ici ils représentent 30% de mes ventes de tableaux. » Il avoue ne pas prendre beaucoup de risques. « Les acheteurs d’art ici sont très classiques dans leurs choix, assez frileux par rapport à l’abstrait ou ce qui vient d’ailleurs. » Autre aspect surprenant, les prix fluctuent de manière phénoménale, des galeries telles qu’Imaaya ou Ilha do Cirne, à celles des hôtels avec leurs exposants venus d’ailleurs. 

Pascal Soufflet regrette ces disparités et ce dopage des prix : « Cela tient peut-être à une sorte d’immaturité du marché. Je dirais que seulement 10% des acheteurs sont de vrais connaisseurs. Les autres réagissent au coup de cœur, par contact, par envie… S’il y avait une galerie nationale qui montre tout ce qui a été fait dans le passé et qui expose les meilleurs artistes actuels, cela rationaliserait le marché. »

Des ailes aux livres

Trou d’Eau Douce va se transformer en village international du livre les 13, 14 et 15 octobre prochains, pour la troisième édition de son festival, où de grands écrivains indiens côtoieront nos propres auteurs. Mais au-delà de ces trois jours sous les feux de la rampe, comment ces derniers s’en sortent-ils le restant de l’année ?

L’écrivain et fondateur des éditions Pamplemousses, Alain Gordon Gentil estime que le marché du livre se porte raisonnablement bien à Maurice, vu le nombre de personnes vivant sur l’île. « On a tort de dire que les Mauriciens ne lisent pas. Ils se situent selon moi dans la moyenne mondiale. 500 exemplaires vendus pour une population de 1,2 million est un joli succès à Maurice. Le pourcentage de ventes est le même pour un succès en France. » En revanche, il regrette l’indifférence de nos libraires à la littérature mauricienne qui ne figure pas souvent en vitrine. Du côté de l’Atelier des Nomades, Corinne Fleury se réjouit de constater des chiffres supérieurs à la période avant Covid : « Le livre a finalement bénéficié de cette crise. Les gens se sont recentrés sur cet objet essentiel qu’on a sous la main et qui permet de s’évader… » 

L’éditrice s’inquiète en revanche du coût des transports et du fret, qui a pris l’ascenseur avec la crise et n’a pas baissé depuis. Cette situation ne favorise pas la circulation des livres entre les îles, mais la COI a prévu de subventionner leur exportation pour y pallier. « C’est pareil pour les auteurs, reprend Corinne. Les emmener à La Réunion ou à Madagascar est une priorité mais le coût oblige à faire des choix. » L’Atelier des Nomades vend d’ailleurs autant à La Réunion qu’à Maurice… 

À l’étranger, mis à part nos deux grandes ambassadrices Ananda Devi et Nathacha Appanah, la littérature mauricienne est en général assez méconnue. Mais les choses changent : Corinne Fleury a ouvert une nouvelle avenue en Afrique, où elle fait découvrir ses auteurs mauriciens et de l’océan Indien. Trois d’entre eux ont été finalistes du prix Ivoire, sans compter le prix Orange décerné à Michèle Rakotoson. Aussi, l’éditrice vend régulièrement les droits de ses titres Jeunesse aux éditeurs d’Afrique de l’Ouest qui publient ainsi nos auteurs…

Le foisonnement d’activités dans tous les domaines de la culture à Maurice montre le dynamisme de ce secteur en plein développement. Mais ne perdons pas de vue l’essentiel, que nous rappelle feu l’écrivain Milan Kundera : « La culture, c’est la mémoire du peuple, la conscience collective de la continuité historique, le mode de penser et de vivre. Les livres et les tableaux ne sont que le miroir où cette culture profonde se reflète, se concentre, se conserve. »

Quelques repères

Face au manque de chiffres fiables sur les différents domaines de la culture, le ministère des Arts et du Patrimoine culturel étudie avec l’Unesco la mise en place d’indicateurs culturels qui permettront de sonder l’évolution des ICC marché par marché, chaque année, avec des données comparables d’un pays à l’autre. 

Ce secteur à forte croissance représente 3% du PIB mondial, 29,5 millions d’emplois, US$ 2 250 milliards par an… mais une chute de 31% en 2020 ! (Source Unesco 2021)

À Maurice, il affiche Rs 14 milliards de chiffre d’affaires, soit 3,5 % du PIB en 2019 et 2,4 % en 2022. 3200 artistes ont été aidés par le ministère des Arts, de 2021 à nos jours. Depuis 2018, le National Arts Fund a facilité plus d’une centaine de projets artistiques à hauteur de Rs 50 millions au total.

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