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Île Maurice
mardi, avril 23, 2024

Ritesh, la bagnole dans la peau

L’autocollant « L » appliqué au cul de sa superbe Mitsibishi Lancer LX Sport n’y changeait rien : Ritesh était sûr d’être un bon pilote.
A Maurice, le « L » indique « Learning » pour distinguer les apprentis des conducteurs confirmés. Un signe bien dégradant quand on mise tout sur la bagnole et ce qu’elle représente : liberté, pouvoir, frime, émancipation, entrée dans la cour des grands.

Pour Ritesh c’était plus encore, au volant il entrait comme dans une bulle, il devenait un autre. Lui qui était plutôt courtois dans la vie de tous les jours, devenait aussi arrogant que ses 145 chevaux le rendaient invincible.

Ce modèle déjà ancien était « tuné » à l’extrême : les jantes bien sûr, qu’il avait changées en ajustant des 17 pouces chaussées de tailles basses Pirelli P zéro. La peinture ensuite, bleu métallisé avec des paillettes. Puis toute la panoplie en vigueur sur les nouvelles routes mauriciennes, lesquelles poussaient aussi vite que les champs de canne disparaissaient.
En quelques années, cette petite île étonnante était passée d’un rythme de vie ancestral, rythmé par les périodes de coupe de la canne à sucre et la saison chaude et touristique, à une économie de services avec tous les aménagements qui vont avec. Building, autoroutes, échangeurs, heures de pointe, embouteillages, flics, sirènes, stress… rythmaient désormais les centres urbains qui s’étendaient d’une ville à l’autre : environ de Riche Terre, au nord de Port Louis, jusqu’à Curepipe, en passant par Bagatelle, Quatre Bornes, Phoenix, Rose Hill, Beau Bassin… En gros toutes les villes des Hautes Terres de l’île s’étaient urbanisées et réunies en une grande conurbation que les cordons routiers reliaient entre elles au même titre que les fils multicolores de l’autoradio de Ritesh reliaient les haut-parleurs infra-bass aux amplis cachés sous les sièges baquets.

Dans ce nouveau monde qui avait poussé spontanément, la bagnole était devenue un peu comme partout sur la planète urbaine, l’arme absolue, l’objet de toutes les convoitises, l’outil indispensable pour entrer dans l’ascenseur social. « Dis-moi quelle voiture tu as et je te dirai qui tu es « , un slogan que Ritesh faisait vibrer au quotidien tant ses journées et ses nuits étaient cadencées par le bonheur ultime de faire ronfler son quatre cylindres débridé et équipé d’un pot à deux sorties et à deux cents décibels.

Des décibels fumants mais devenant presque inaudibles quand ils étaient couverts par la sono hyper puissante qu’il avait installée dans sa bulle bleue métallisée : un lecteur DVD Sony avec amplificateur 4X80 watts étaient couplés à deux autres amplificateurs cachés sous les sièges avant. Un équaliseur, installé dans la boîte à gants, était nécessaire pour filtrer le son démoniaque qui était envoyé aux huit enceintes de type médium installées dans les portières, mais surtout au caisson infra-basse qui mobilisait tout le coffre du véhicule.
L’ensemble dégageait au moins 800 watts, c’était la conclusion qu’il avait eue de ses admirateurs lors du dernier regroupement de passionnés du tuning au stade Anjalay.

A bord, les sièges faisaient vibrer passagers et pilote tandis que les vitres tremblaient tout en diffusant une vibration qui s’entendait de très loin mais qui, curieusement, ne semblaient pas déranger les forces policières pourtant si zélées pour repérer les perturbateurs qui étaient définis selon des critères bien à eux. Un look rasta, une chemise ouverte ou pire : carrément enlevée et c’était l’assurance de se faire contrôler et ordonner de se tenir correctement. En revanche le bruit intempestif que pouvait dégager les sonos crachant leurs décibels sur les routes et les plages ou encore les pots d’échappement trafiqués des bagnoles comme des minibus, ne semblaient pas déranger ces forces du désordre.

Mais Ritesh était bien loin de toutes ces analyses et considérations sociales. La bagnole était pour lui un espace fermé et exclusif, une affirmation de sa puissance et de sa réussite sociale : ce vigile était employé depuis deux ans au gardiennage d’une tour ultra moderne érigée au beau milieu de la cyber cité d’Ebène. Cette cité champignon avait poussé au rythme effréné du développement des services financiers qui devaient, d’après les politiques, transformer l’Ile Maurice en nouveau Singapour d’ici quelques années. Une transformation spontanée qui ne prenait pas en compte les changements culturels que la majorité de la population pouvait subir.

Ritesh avait grandi depuis trente ans dans une ruelle du paisible village de Triolet au nord de l’île. Enfant, sa vie était rythmée par les escapades à bicyclette, les matchs de football, le chapardage de mangues, letchis et papayes ou la pêche à la gaulette dans les criques de Pointe aux Piments.

Puis tout s’était accéléré, la démographie galopante s’était traduite dans sa ruelle par une transformation radicale du paysage : les arbres centenaires étaient immolés sur l’autel du développement pour être remplacés par des murs en béton, des portails en ferrailles, des clôtures en tôle ondulée.

Et la cacophonie s’était installée.

Aux bruits familiers des chants de coqs, aboiements des chiens ou cris du muezzin au lointain, d’autres sonorités s’étaient imposées comme les cris et la musique des voisins, les pétarades des mobylettes et des bagnoles trafiquées comme la sienne, le bruit sourd et omniprésent du Bypass qui reliait Triolet à Calebasse et qui permettait, grâce à ses grandes lignes droites, de se mesurer « entre hommes » avec des courses poursuites improvisées.
Il suffisait d’un appel de phare dans le rétroviseur, un coup de klaxon, ou pire : se faire surprendre et dépasser spontanément pour déclencher les foudres du pilote vexé prêt à mourir pour laver l’affront.

C’est d’ailleurs ce qu’il venait de se passer à la sortie du rond point de Solitude. Ritesh avait fini à seize heure ce jour là et il s’était pris les premiers embouteillages pour sortir de la cyber cité avant de tomber dans ceux, bien plus importants, de Port Louis. A chaque fois il s’en était bien tiré en dépassant par la droite ou la gauche ou en forçant le passage à tous ses insolents dans leurs bagnoles neuves. La sienne accusait peut-être vingt ans d’âge mais personne ne pouvait le savoir. Le crédit à la consommation qu’il avait contracté six mois plus tôt lui avait permis de tout masquer par l’ajout abusif d’accessoires et surtout, sésame ultime : il avait pu obtenir moyennant 20000 roupies un numéro de plaque personnalisé à quatre chiffres qui avait ainsi effacé le 99 qui terminait normalement sa plaque et indiquait sa date de mise en circulation.

Il était déjà près de dix-sept heures quand il prit le rond-point de Solitude en même temps que le soleil couchant qui l’avait aveuglé pendant quelques secondes. Le temps pour une BMW série trois déboulant sur la gauche de le dépasser sans prévenir. Il faut dire qu’à bord de sa Mitsubishi Ritesh n’entendait rien, hormis le son de sa sono digne d’un concert en plein air. Il reconnut cette BMW noire au premier coup d’oeil : les jantes 17 pouces et la sortie d’échappement Devil, ça ne pouvait être que la bagnole de Louis, un habitant de Trou aux Biches qu’il connaissait et dont les bandes quasi rivales s’affrontaient depuis l’enfance sur les plages et les terrains de foot.
Ritesh rétrograda violemment pour coller au cul de la BMW qui n’attendait que ça. Mais l’Allemande était plus puissante et impossible à la Mitsubishi de Ritesh de tenir la distance en ligne droite. Il fallait être plus malin s’il voulait laver l’affront et gagner la course. Le rond-point de Bon Air devrait lui donner cette occasion.

Ils y arrivèrent en même temps, parechocs contre parechocs, mais une camionnette les obligèrent à freiner. Aussi, il fallait aller vite : en doublant en aveugle au rond-point les deux véhicules, Ritesh était assuré de prendre une longueur d’avance à sa sortie.

Car Louis devra à son tour dépasser la camionnette avant de pouvoir, peut-être, rattraper Ritesh. Il fallait prendre le risque, mais au niveau de la camionnette à la sortie du rond-point, Ritesh tomba face à un couple en scooter qu’il n’avait pas vu dans sa précipitation.

Violent coup de frein, dérapage, caniveau, tonneaux, trou noir !

 

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